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Après la guerre hybride, l’économie de guerre vue par F. Chauvancy

Publié le 8 octobre 2024 ...

#Comprendre #Sécurité

François Chauvancy n’est pas chirurgien, mais il sait disséquer un sujet pour mettre en lumière, les rouages, les relations entre organes et — évidemment — pointer ce qui ne fonctionne pas vraiment. Je lui pose l’économie de guerre sur la table de dissection. Il se met au travail, scalpel en main. Ensuite, c’est à notre armée qu’il s’attaquera.

ThB : Après avoir vu ensemble ce qu’est une guerre hybride, passons aujourd’hui à la notion d’économie de guerre. Cette expression a fait un peu de bruit, lorsqu’elle a été utilisée par notre président de la République, dans le contexte de guerre en Ukraine. Le ton était martial, la guerre, soudain, se rapprochait de nous. Mais en fait, qu’est-ce qui se cache véritablement derrière cette « économie de guerre » ? Et, l’est-on en France ?

FC : Je commencerai par dire que nous ne sommes pas en économie de guerre. Ceci dit, on pourrait considérer que l’augmentation du budget de la défense va dans ce sens. Mais pour l’instant, je n’ai pas le sentiment que notre pays en est là. Une économie de guerre, c’est fait pour soutenir dans la durée un conflit pour lequel le pouvoir politique estime avec le soutien de l’ensemble de la nation devoir mobiliser toutes les capacités du pays pour la gagner quel qu’en soit le coût. De fait, nous ne sommes pas en guerre et donc cette « économie de guerre » n’existe pas à la date d’aujourd’hui, se limitant à l’expression politique et publique du soutien à un « allié » sans aller jusqu’au changement du fonctionnement de l’économie nationale … du temps de paix.

En revanche, dans l’hypothèse future d’une guerre dite de haute intensité, c’est-à-dire consommant en masse les équipements militaires, sinon la ressource humaine, dans laquelle nous serions contraints de nous engager, la question de l’économie de guerre se pose.

Aujourd’hui, nous n’avons plus d’arsenaux publics et d’usines de fabrication d’armement appartenant à l’État pour concevoir, fabriquer et livrer des matériels et des équipements militaires en cas de besoin et non dans un objectif de rentabilité. Nous n’avons plus, pour cela, que le secteur privé.

Et donc, si l’on veut que notre pays se place en économie de guerre, l’Etat doit imposer aux industriels l’obligation de produire pour la guerre. Dès lors, on s’éloigne de l’objectif de toute entreprise privée, faire des bénéfices pour ses actionnaires. Imaginons qu’une telle décision soit prise par notre gouvernement si la guerre n’est pas déclarée, condition juridique intéressante à méditer aujourd’hui, je pense que les actionnaires n’aimeraient pas…

Revenons à la décision politique. Nous avons un ministre des Armées qui a sommé les entreprises, notamment, d’avoir des stocks. Le problème est que, depuis quelques décennies, les entreprises travaillent en flux tendu pour limiter au maximum leur trésorerie immobilisée dans ces stocks. Alors, l’économie de guerre, c’est peut-être ça, imposer en temps de paix, paradoxe, aux entreprises d’avoir des stocks mais aussi de disposer de lignes de production « en sommeil » capables de remonter rapidement en puissance. Cependant, cela signifie aussi disposer de personnels formés et disponibles, de matières premières en stock y compris dans les métaux rares dont nous ne disposons pas en France.

Difficile à imaginer, encore une fois, car les chefs d’entreprise (secteur privé) peuvent dire « Attendez, vous me donnez combien pour que j’aie des stocks, que j’entretienne des compétences, des lignes de production en état de reprendre leur activité ? ». Et je ne sens pas l’État très volontaire ni pour financer ce qui apparaît comme des contraintes, ni pour affirmer « Je ne vous demande pas votre avis. Prenez les mesures nécessaires pour anticiper une économie du temps de guerre ».

 

Cela se comprend aisément : nous sommes dans une économie libérale et nous sommes en paix !

 

THB : Parler d’économie de guerre amène forcément à se poser l’état de notre armée, sa capacité à faire face… Sur cet aspect des choses, là encore, François Chauvancy a un discours cash, un discours peu rassurant. Si je reprends mon parallèle médico-chirurgical, les paramètres vitaux du patient doivent être renforcés.

FC : A titre d’exemple, prenons le budget de la défense en 2023. 58% du budget, soit 25,6 milliards sur 47,9 milliards d’euros, est dédié à l’équipement des forces au sens large. Seulement 13,5 milliards d’euros sont dédiés à la masse salariale ce qui est bien différent dans les autres ministères aux ratios différents tout en soulignant et à méditer que les revendications salariales n’existent pas dans les armées et donc sanctuarisaient la répartition du budget. Cet ensemble ne comprend donc pas uniquement les acquisitions de matériels mais aussi le financement de la recherche, de la dissuasion nucléaire, de l’entretien des équipements, de l’amélioration des infrastructures…

Cependant, nous sommes sans doute la seule nation européenne à consacrer 20% du budget des armées pour l’acquisition d’équipements proprement dits soit 8,5 milliards d’euros. Mais attention, cette évolution tient à la seule volonté de notre président actuel.

Avant et durant des années lors des présidences précédentes, le budget de l’armée dans sa partie « équipements » servait de variable d’ajustement justement parce que la masse salariale est relativement peu importante. Les dépenses d’urgence des autres ministères ne manquaient pas, justifiant l’annulation de programmes, leur décalage dans le temps, la diminution des commandes d’équipements… de fait, la situation politique en 2024-2025 pourrait remettre en cause cette forme de sanctuarisation pour réduire la dette.

Concernant notre armée, justement…

ThB : Depuis longtemps, quand on se posait la question du nombre de soldats pour faire la guerre, on faisait l’impasse sur la guerre de haute intensité, puisque nous n’en avions-plus mené depuis la Seconde guerre mondiale.

FC : Les besoins en financement sont évidemment moindres quand ils doivent financer des interventions et des opérations d’une durée limitée, en comparaison avec une guerre de haute intensité, comme il s’en mène une sur le sol ukrainien.

On a donc continué à penser les moyens humains pour des opérations du type de celles menées en Afrique où cela pouvait fonctionner avec 5 000 hommes soit l’’équivalent d’une brigade terrestre.

Elle était soutenue par une force aérienne d’une dizaine d’avions, face à un ennemi fluide, disposant d’armes légères, agissant par des techniques de guérilla le plus souvent. DE la sorte, l’ennemi en question ne menaçait pas nos forces d’une défaite majeure et ne nécessitait pas de frappes importantes.

En Afghanistan, notre brigade en Kapisa disposait à l’été 2009 de quatre canons Caesar, suffisants à l’époque, y compris en termes de munitions…

Le problème c’est que l’Ukraine nous apprend que la consommation journalière dans tous les domaines est largement supérieure à ce que nous pouvions imaginer de la fin de la guerre froide. A titre d’exemple, pour ce qui est de l’artillerie, nous avons donné 40 % de nos 76 Caesar aux Ukrainiens. Il faut reconnaître que nous avions sinistré notre artillerie disposant d’à peine 200 pièces en 2022, dont une centaine de mortiers lourds, au point qu’une brigade d’artillerie a été recréée à l’été 2024 afin de s’intégrer dans la grande unité de projection prévue pour 2027.

Dans le même temps, les Russes disposaient en 2022 de 4 500 pièces d’artillerie de tout type dont 1 000 lance-roquettes multiples (France, 13) et de 24 000 pièces d’artillerie stockées, une grande partie d’un modèle ancien et tracté. Les Ukrainiens disposaient pour leur part de plus de 1 500 pièces d’artillerie.

Concernant les hommes, les armées françaises comprennent 206 000 personnels militaires mais l’armée de Terre mais la force opérationnelle terrestre (FOT), dédiée aux opérations, se limite à 77 000 personnels. Cela ne signifie pas 77 000 combattants mais aussi la maintenance, la logistique… L’objectif pour 2027 serait d’être capable de déployer une division dite de « haute intensité » à deux brigades d’un total de 19 000 hommes sous trente jours, munitions comprises…. Il est vraisemblable qu’une brigade alliée renforcerait ce niveau divisionnaire.

Quant à la veille opérationnelle, elle repose aujourd’hui sur des unités d’alerte dites « guépard » par exemple dans l’armée de Terre :

  • une force de réaction rapide déployable entre 48 heures et 5 jours, jusqu’à 3 groupements tactiques interarmes renforcés (infanterie, blindée, artillerie, génie…), soit l’équivalent de trois régiments sur les 80 régiments existant ;
  • une force d’intervention prête à renforcer en 10 jours les troupes déjà déployées dans les 4 espaces stratégiques clés (Europe, Afrique, Moyen-Orient, Indo-Pacifique) pouvant aller jusqu’à une force interarmées de niveau brigade, c’est-à-dire avec des forces aériennes et navales ;
  • Un élément d’alerte sur le territoire national intervenant dans un délai de 12 à 48 heures), avec des renforts disponibles à partir de 72 heures, combinant une section (30 personnels) prête en permanence par régiment et des éléments spécialisés (Génie, cynophile, NRBC…).

Pour satisfaire ces ambitions, la Loi de programmation militaire 2024-2030 (LPM) a défini les effectifs nécessaires à l’horizon 2030 : 210 000 militaires et 65 000 civils soit 275 000 personnels. Cet objectif implique le recrutement de 30 000 personnes par an, dont 25 000 militaires et 5 000 civils.

De même, la LPM prévoit la montée en puissance significative de la réserve opérationnelle afin de disposer d’un vivier de forces et de renforcer le lien armée-Nation.

L’objectif est d’atteindre 80 000 réservistes en 2030 et 105 000 au plus tard en 2035, soit à terme un militaire de réserve pour deux militaires d’active.

Au-delà de ces quelques chiffres qui peuvent sembler abstraits, cela veut dire qu’en cas de guerre, les Français doivent savoir que leur armée de métier ne pourra pas tout faire si le conflit dure. Comme on l’a vu en Ukraine, au bout d’un certain temps, l’armée de métier est épuisée. Ce sont maintenant des conscrits ou des mobilisés qui prennent le relais parce que, au bout de deux ans de guerre, une grande partie des professionnels sont aussi morts ou blessés.

Donc, pour une guerre de ce type-là, y compris pour la France, ce sont des combattants venant de la société civile qui viendront remplacer les morts ou les mutilés. Ce seront des réservistes aujourd’hui des volontaires.

Cependant, pour faire face à un conflit majeur, la phase suivante sera la question de la conscription ! En d’autres termes, ça veut dire qu’on fera appel à un moment donné à la mobilisation issue de personnes formées pendant un service militaire… lequel n’a pas été aboli mais suspendu.

En effet, malheureusement, on ne peut pas mobiliser des citoyens qui ne savent pas tenir un fusil ou n’ont pas été formés dans une spécialité combattante. Et pour être formé dans une spécialité militaire souvent de plus en plus technique ou pour tenir un fusil, il faut du temps.

On revient à la question des menaces hybrides dans l’un de leurs aspects : la sensibilisation et l’information de tous ceux qui devraient combattre pour une cause jugée nécessaire sinon existentielle par la représentation politique nationale. Comment convaincre de la justesse de la cause et de la décision prise dans un monde où la désinformation et la manipulation de l’information sont importantes, où le sens de l’engagement individuel est souvent à géométrie variable ? Bref, comment créer un soutien collectif à une décision qui peut engager la vie du citoyen, l’avenir aussi de la collectivité ? Tout devra être fait pour que le citoyen appelé à défendre son pays sous une forme militaire ou pas ait la conviction que ce sacrifice ou son implication ne soient pas vains.